Comment récupérer son territoire, histoire canine

La vie en communauté est une lutte sans merci. Les congénères dégénèrent, c'est écrit. Voici en exclusivité et rien que pour vous le match entre Guillaume et Noisette, commenté pour votre plus grand plaisir.


Présentation des participants:



Noisette: chienne, hybride, hauteur 27 cm, 2kg et demi, 3 dents acérées, pelage gris, croquettivore




Guillaume: homme, français, hauteur 175 cm, 63 kg, 1 dent ébréchée, pelage brun, omnivore





Description du ring:

Maison de campagne, 200m², meublé, vide pour le weekend.




Règles du jeu:

Le premier qui fait sortir son adversaire de la zone gagne 200 m² de territoire. Tous les coups sont permis.
Il n'y a pas de temps imparti. De la nourriture, de l'eau et des croquettes sont mis à disposition des participants.


GO!






ROUND 1

Ahh le plaisir d'être en weekend! Je vais me payer une tranche de tranquillité, et puisque la baraque est vide, je fais c'que jveux.


Bon je commence par me faire un bol de lait dans lequel flotte un flamby. Oui, il y a des choses que l'on doit accomplir dans la solitude, au risque de se voir jugé et incompris. La société réprouve les pratiques dangereuses et perverses, c'est bien connu. Bref, aprés avoir donné corps à mon péché de gourmandise, je m'apprête à mater la téloche. Je m'approche du canapé sur lequel Noisette la chienne est assoupie, plongée dans ses rêves.


Et là, c'est le drame. A peine ma main effleure-t-elle le coussin que la chienne, réveillée en sursaut, bondit hargneusement et manque de peu de me déchirer les doigts de ses canines aiguisées. Je dois constater que cet animal est doté de réflexes prodigieux; il lui arrive parfois de happer des mouches en plein vol. Il lui arrive également de sucer les cailloux du jardin, mais bon, cela je ne l'explique pas. Quoi qu'il en soit cette bête me consterne.


Ma main est figée, incertaine, au dessus du canapé. La bête me regarde d'un oeil noir, les babines légèrement retroussées et tremblantes, canines en avant. Traumatisé le dog. Super! Maintenant va falloir entamer un travail psychologique sur le clebs, qui semble-t-il va me sauter à la gorge d'une seconde à l'autre. Je me recule. Elle se calme. Je m'approche. Elle grogne. Je repose doucement ma main sur le haut du divan. Elle grogne et tremble. Je gratouille le haut du divan. Elle grogne, tremble et bave. OK OK! Tu veux jouer à ça?


Mon amour-propre est profondément affecté. L'accés au canapé, à la télé, au bonheur, m'est interdit, et par quoi? Par ce tamagoshi de chien névrosé. Tu le dorlotes, tu le nourris, tu le vaccine contre toutes les pestes, tu fais disparaître les crottes et boulettes qu'il sème sur son chemin (parce que cet idiot il est capable de les ingérer à nouveau) et tout ce que t'as réussi à faire, c'est cet être misérable, plongé dans ses délires, qui reconnait même pas ses maîtres.


ArGN! Noisette mord nerveusement dans le vide pour montrer qu'elle ne bluffe pas. C'est un fait, elle ne peut pas me piffrer. Y a comme une mésentente entre nous. A ce moment je pense aux industriels et à tout ce qu'il ont pu mettre dans les croquettes qu'elle mange quotidiennement. Bêta-bloquants, acides addictifs, farine de caniche, que sais-je... Le résultat est alarmant.


C'est la guerre. L'un de nous deux doit disparaître. Elle doit maintenir son territoire; je dois sauver mon weekend. Il n'y a pas assez de place en ce monde pour nos deux ambitions. A L'ATTAQUE!




ROUND 2


Je m'empare d'un balai. A cette vue elle descend du canapé et décampe. Je bondis, triomphant. Mouais. Je l'ai perdu de vue. C'est trop facile, elle prépare un sale coup. Je me poserais bien sur le canapé, mais une angoisse m'étreint. Qu'est ce qu'elle fabrique? Où est elle? Elle est capable de parsemer des crottes partout, juste pour se venger. Ou bénir les murs de son urine fétide. Bon tant qu'elle sera dans la maison je serai tourmenté. Je tends l'oreille: aucun bruit. Je me retourne. Arg. Noisette est là, avachie vulgairement sur le canapé, un air de défi dans les yeux. Et là je pense: c'est trés trés mesquin.


Etais-je également un chien dans une vie antérieure? Je ressens comme une rancune profonde, une frustration bestiale, une envie de grogner et de trembler. Je me ravise, un peu déconcerté par ce sentiment, si nouveau, si peu familier. Un dialogue subtil s'instaure entre la bête et moi, qui me pousse à ouvrir l'oeil, et à rester sur mes gardes. L'attaque peut venir de derrière... Je me retourne légèrement et vérifie que je ne marche pas sur une crotte. Mais non, la chienne est maline, et a gardé toutes ses munitions sur elle.


J'ouvre la porte en grand. Un air vivifiant surgit, ainsi que quelques boules d'herbe et de poussière. Je brandis le balai haut dans le ciel, et en appelle aux forces de la nature. Cette créature doit retourner en son milieu d'origine, qui est dehors. OUI, DEHORS!! vade retro satane clebs!



Instant figé de la scène:


Je sais ce que vous vous dites. En ce moment mes amis sont chez eux, à passer un weekend pénard, normal, sans se douter un instant de la lutte qui se déroule ici même. Rassurez vous, je ne leur raconterai rien. Je tiens à maintenir une vie socioaffective normale. Je ne leur parlerai ni du flamby, ni de la chienne, ni du balai. Je vais refouler tout ça bien comme il faut dans mon inconscient et me taper une bonne dépression à quarante piges, mes enfants et mes voisins me détesteront, et je solliciterai un médium pour qu'il fasse parler le caniche désabusé qui est en moi. Tout cela m'importe peu, du moment que je sauve mon weekend...!! Arf.

Reprise de la scène:

En cet instant la vie me paraît magnifique. Un beau soleil entre par la porte et je sens que je maîtrise la situation. Spontanément, Noisette descend une nouvelle fois du canapé et se glisse sous un meuble. Il faut que j'aille la déloger de la dessous !? Bon ok, alors voyons... Je laisse la porte grande ouverte et m'approche. Je l'entends qui grogne. J'analyse le meuble pour voir s'il est soulevable: disons un brave vaisselier en chêne massif du début du siècle, bourré de soupières en céramiques, de bocaux en aluminium et de 30 boites de raviolis, haricots et champignons. 1,5 tonnes surélevées du sol grâce à 4 pieds ridicules style LouisXV. Noisette est bien protégée là dessous. Je suis sûr que le premier des artisans-menuisier était un chien, ou un animal qui se reproche quelque chose, car aprés tout pourquoi l'homme aurait-il besoin de cet espace entre le meuble et le sol? Cela ne lui sert à rien, et lui fait du travail supplémentaire lorsqu'il veut nettoyer la poussière ou gicler son chien de la maison. Noisette peut dire merci à son ancêtre le chien ébéniste, quoi qu'il en soit, j'ai toujours le balai en main.

Je me baisse et tente d'extraire l'animal en poussant sur le manche. Elle se débat mais finit par sortir contre son gré. Elle regarde autour d'elle, décontenancée, jette un oeil à travers la porte grande ouverte et va bondir résolument sur le canapé. Je constate que je n'ai pas plus d'autorité qu'un hameçon sur un radis. Je hurle, décidé à en finir une fois pour toutes. A mon approche, elle redescend du canapé et va se tapir sous un autre meuble. Une petite armoire. Je contemple la pièce, perplexe. Un coffre, un buffet, une table... Tous possèdent 4 pieds taillés sur-mesure à la hauteur de Noisette. Tout ceci n'est que conspiration. Je commence frénétiquement à la déloger une fois , trois fois, dix fois mais elle se débrouille toujours pour se faufiler sous le meuble suivant. Damned. Mais pourquoi est-elle aussi méchante?!

Bien sûr, à chaque fois qu'elle traverse la pièce, elle saute un instant sur le canapé, juste pour savourer sa victoire, et avec la même prestance me file entre les doigts. A l'extérieur, les chats se sont installés face à la porte, et semblent s'intéresser au spectacle de cette course-poursuite ridicule.

Au bout d'une demie heure de folie, la chienne tente un autre stratagème et va se terrer... sous l'escalier. Là mon balai déclare forfait et je dois rivaliser en imagination pour trouver un moyen de la sortir de cet antre obscur et mystérieux.

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ROUND 3

J'entends Noisette qui exulte dans sa nouvelle base de retranchement, bien à l'abri. Elle a l'air essoufflée, et je crois l'entendre éructer légèrement. Tu vas voir qu'elle va me vomir dans les fondations!! NON ET NON! Je ne peux permettre une telle ignominie!

Je tente une nouvelle approche et commence par bondir lourdement sur les marches de l'escalier pour lui faire peur. BLAM BLAM elle ne réagit pas je continue BLAM BLIM BLAM toujours pas CHEBLAM CHBLAM j'ai les pieds explosés CHKRLBLAM!!! rah la vache il était bon celui là CRBLIM CHROC allez!! PLANG CHTAC non mais tu vas sortiiiiiiiiiiiirGRLJBLAAMdedieuuuuuuuuuuuuuuuuuTIENSjem'aidedubalaiPLAFCHPETgeronimooooooOOO...

TAP TAP TAP (le voisin frappe à la porte qui est restée entrouverte)

-"hein, quoi?" Arrrg... AH oui entrez! Ex..excusez moi...Je ne vous avez pas entendu...Héhé..hé..

- Tout va bien? dit-il

- Mais bien sûr!

- Vous êtes seul?

- Moi? Mais pas du tout...Enfin si heuuu je... Mes parents reviennent demain. Je.. J'étais en train de.. de nettoyer l'escalier voyez vous.

- Tiens mais n'est-ce pas Noisette, notre petite Noisettinette? Adorable chienne...

- Où ça? Où çAAARg... Ahh sur le canapééé. Ah ui ben oui c'est elle. Hein que c'est elle...Ouaiouai.. Je m'amuse beaucoup avec elle depuis tout à l'heure. Dingue...Attendez, voilà je mets cette caisse sous-l'escalier-comme-ça on est tranquille...

- Bon et bien je vous laisse, je reviendrai sûrement demain!

- Bien entendu!!! Merci à vous et au revoir!"

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A nous deux!!

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ROUND 4

L'accés à l'escalier est désormais condamné. Noisette s'est réfugiée derrière le canapé et fait des bruits bizarres. Cette fois ci elle ne m'échappera pas! Je brandis à nouveau le balai en essayant de bloquer le dessous des meubles et je me jette sur elle, la rage écumant de mes lèvres. Elle déguerpit, terrifiée, au début en faisant du sur-place puis progressivement en direction de la sortie, OUI elle sort OUI ELLE EST SORTIE , c'est un miracle!! Merci mon dieu!! Save ze week St kiou St kiou!!! vicize my victori, j'en passe et des meilleures...Attendez mais qu'est ce qui l'a fait sortir si rapidement? J'ai un sale pressentiment...Non, cela ne peut, cela ne puis, cela ne peuve, cela ne se put, l'explication est là, tout près...! quechose...

Mes yeux contournent le canapé, et se posent juste derrière, sur le sol. Et là, la chose m'attendait, inconcevable, terrible, grandiloquente, anticonstitutionnelle: une brave chiure de compétition, qui apparemment avait servi de starting-block à la chienne vu qu'elle avait pédalé dedans avant de sortir! Miserere...

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ROUND 5

Cette fois c'est une lutte sans merci qui se déroule ici même. Je me suis mis en devoir de faire disparaître cette crotte cosmique, et ce pour le bien de l'humanité, et pour sauver ce qui reste de mon vikende. Beuarg... Il ne s'agit pas d'en rajouter une couche. Ce combat, c'est envers moi que je le livre. Mais avant tout, je lutte contre ce flamby qui semble vouloir s'extirper à tout moment de mes entrailles, surtout ne pas regarder, ne pas regarder...


Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu, il créa l'homme et la femme.
Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.

Va assujettir la Noisette, et aprés on en reparle si tu veux...

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RETROSPECTIVE

Je dédie ce récit à Noisette, qui n'est plus de ce monde, et qui j'espère aura trouvé un canapé rien qu'à elle, là où elle se trouve.

Je vous parle d'une période où je manquais cruellement de confiance en moi, comme beaucoup de garçons et de filles qui se construisent au début de leur vie. Je regrette d'avoir porté toute ma haine sur des êtres plus petits que moi, en les heurtant, les blessant même. Noisette a eu à subir de nombreux épisodes similaires à celui-ci. On se détestait mutuellement, on se jalousait même. Un jour, vers la fin, elle est venue vers moi, pour la toute première fois. Elle était tourmentée par un mal beaucoup plus grand, et elle venait chercher du réconfort auprés de moi, qui ne lui avait jamais donné d'amour, qui l'avait toujours maltraitée, petite chienne grise sans défense. Elle était enceinte de chiots trop gros pour qu'elle puisse accoucher, et qui allaient la tuer quelques heures plus tard... Je crois qu'elle cherchais un dernier espoir à sa douleur. C'est elle, à l'article de la mort, qui m'a rendu mon humanité.

Aujourd'hui je ne peux plus lever la main sur un animal, même pour le discipliner. J'apprends à lui parler tout simplement. Merci Noisette. Tu m'as bien eu...